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Aloyse Ndiaye

La création en Afrique et la crise mondiale: Une nouvelle revendication humaniste

 

44th AICA Congress, Asunción, Paraguay, 18.10.11

 

 

 

 

La mondialisation et la crise, qui l’accompagne, n’épargnent pas l’Afrique, fragilisée par de nombreuses difficultés : l’aggravation de la pauvreté, la famine, les pandémies, les conflits interethnique et interreligieux, auxquelles il faut ajouter les violations des droits de l’homme.. L’Afrique n’en a pas le monopole. Mais c’est en Afrique où la situation est la plus préoccupante. Nous sommes en présence d’une crise profonde des valeurs, une véritable crise morale caractérisée par le triomphe de l’individualisme et de l’argent, un renversement des valeurs qui résulte de l’abandon d’une logique communautaire basée sur la solidarité au profit d’une logique de l’individu qui conduit à l’indifférence.

Un tel contexte ne peut être favorable au développement, à la démocratie, à la paix. La question qui se pose est donc de savoir si l’Afrique a la capacité de résister ou, pour parler comme HESSEL, de s’indigner. D’où peut-elle tirer l’inspiration, l’énergie nécessaire pour surmonter ces difficultés, si ce n’est de son propre fond, de ses traditions, de sa propre culture ? Mon intention est précisément de répondre à cette inquiétude et de montrer que malgré un environnement souvent désespérant et désolant, elle a pu trouver la force de faire face au destin, de résister et d’innover particulièrement dans le domaine de la résolution des conflits et dans celui de la création. C’est avec confiance et presque naturellement que s’impose aujourd’hui le modèle sud-africain de la fameuse Commission Vérité et Réconciliation. Mais, en même temps, l’on observe sur le continent une prodigieuse vitalité artistique qui se manifeste non seulement par la diversité et la richesse des productions culturelles mais par la participation des artistes eux-mêmes à l’effort de vérité, de justice et de paix, sur le continent et partout ailleurs dans le monde, contribution de l’Afrique à ce que Edgar Morin appelle la « nouvelle revendication humaniste. »

J’articulerai mon analyse autour de trois axes que j’intitule :

1) Tradition africaine de résolution des conflits : la Parole poétique

2) Création artistique, Vérité, Justice et Réconciliation

3) Les créations d’Ousmane SOW, un exemple, comme appel à la « nouvelle revendication humaniste ».

 

I

Il n’est pas exagéré de penser que de tous les problèmes que nous avons à résoudre aujourd’hui en Afrique, le problème de la vérité, de la justice, de la réconciliation et de la paix est le plus préoccupant. Ces dernières années le continent a été le théâtre de multiples foyers de tensions et de conflits internes. Ellen Johnson-Sirleaf, Prix Nobel de la Paix, Présidente de la République du Libéria, faisait remarquer que « quand la vérité émerge, l’humanité se rachète de la lâcheté et se libère des griffes de la violence ». La question de la vérité, de la justice et de la réconciliation ne concerne pas uniquement que l’Afrique. Le monde nous offre en effet un spectacle de discordes, de divisions ethniques, sociales, religieuses qui engendrent des guerres et la violence, favorisent la haine. Mais, c’est en Afrique que ce besoin de vérité, de justice et réconciliation est le plus pressant du fait de l’inculture grave en matière de politique des dirigeants , de leur mépris des droits humains qu’ils violent allègrement sans état d’âme avec un sentiment de totale impunité, quant à la religion et aux institutions religieuses, ils ne s’y intéressent que pour les instrumentaliser à des fins autres que spirituelles, incapables, par ailleurs, de concevoir que l’on puisse résoudre un différend autrement que par la force et la violence. Ils sont plus préoccupés de sauvegarder leurs intérêts personnels, leurs privilèges que de promouvoir la vérité, la justice et la réconciliation.

Il est inutile de citer des pays, nous les avons tous en mémoire. Mais là où commence la difficulté c’est après la cessation du conflit quand on n’a pas su le prévenir. Comment reconstituer l’unité d’une nation dont les membres se sont violemment opposés. Quelle stratégie de résolution des conflits mettre en place afin d’assurer une paix durable qui repose à la fois sur la vérité, la justice et la réconciliation, qui puisse garantir la démocratie et le développement ? Nelson Mandela, à la fin de l’Apartheid, alors président de l’ANC, a été confronté à ce problème. Il lui a fallu de la volonté pour imposer à son peuple sceptique qu’il était nécessaire de faire table-rase de toutes les atrocités commises durant la période de l’Apartheid au profit de la paix. Si l’on voulait que le pays survive, il fallait nécessairement se réconcilier. La Commission Vérité et Justice a donc été créée et la présidence confiée à l’Archevêque du Cape Monseigneur Desmond TUTU.

Le modèle sud-africain a été suivi, avec quelques variantes, partout où un processus de démocratisation a conduit à des traumatismes graves : en Sierra Leone, au Liberia, en Guinée-Conakry, en Côte d’Ivoire. Les autorités d’Abidjan ont dénommé la Commission « Commission pour le dialogue, la vérité et la réconciliation ». Dans le cas du Rwanda, c’est le Tribunal Pénal International qui a été chargé de juger les principaux responsables du génocide. Le gouvernement rwandais a cependant estimé utile de créer à côté du TPI une structure puisée au plus profond de la culture du peuple Rwandais : le GACHACHA qui donne une voie de recours au dialogue, à la rencontre entre bourreaux et victimes pour permettre une réconciliation pour le futur. C’est d’une certaine façon ce modèle ancestral, le GACHACHA, que reprennent implicitement les Commissions Vérité et Réconciliation dans leur différentes variantes. C’est parce qu’elles renvoient à la culture africaine qu’elles sont adoptées presque naturellement par les pays où elles ont été mises en place.

Mais il faut préciser qu’avant les commissions vérité et réconciliation l’Afrique avait fait l’expérience dans les années 1980 d’une autre forme de stratégie visant la résolution des conflits. Il s’agit des Conférences nationales. La première fois qu’elle a été expérimentée, c’était au Bénin sous le régime du Président Kérékou. La particularité de la Conférence nationale du modèle béninois était de suspendre la constitution sans y toucher, sans l’abolir, et d’organiser le dialogue entre les parties, avec pour effet d’empêcher le recours à la violence. Au Bénin elle a permis une transition démocratique sans violence.

Toutes ces formes de stratégie de résolution des conflits, de lutte contre la violence, initiées en Afrique et expérimentées dans plusieurs Etats, les conférences nationales, les commissions vérité et réconciliation, le Gachacha s’apparente à une pratique ancestrale de la culture africaine : la palabre qui se déroulait sous l’arbre à palabre. Il s’agit autrement dit de la proise de Parole, la Parole Poétique ou Poïétique, c’est-à-dire celle qui crée la culture. Les écrivains et poètes de la Négritude l’ont bien vu. Permettez-moi de citer deux vers d’un de ses amis que Senghor reprend dans son Dialogue sur la poésie francophone

 

Rien ne subsiste que par la Parole

Rien n’est créé que pour la Parole

 

Notre analyse nous conduit à l’art par le biais de la Parole poétique. Il s’agit en effet d’instaurer le dialogue, de se parler, de réapprendre à se parler, en reconnaissant ses responsabilités dans les actes qui ont été commis, de solliciter le pardon faisant appel à l’intelligence et au cœur de l’autre. La force de la Parole c’est de réunir, de créer les conditions de la reconnaissance mutuelle des hommes comme hommes, comme personnes humaines, sujets libres. Tout art est poésie. La poésie, selon Senghor, est parole plaisante au cœur et à l’oreille. Pourquoi au cœur ? Parce qu’elle nous touche, elle crée une émotion. Précisément l’art, la création n’a pas pour fonction de transformer le réel ou de résoudre les problèmes, sa fonction est de nous toucher, d’éveiller et de réveiller en nous l’humain.

L’on peut rappeler ici le témoignage de Jacques Derrida qui dans un entretien revient sur une exposition qu’il avait organisée en 1983 « Art contre Apartheid » avec des artistes dont les œuvres s’adressaient aux noirs victimes de l’Apartheid. L’exposition qui avait circulé partout en France lui avait été présentée, 13 ans plus tard, en 1996, lors d’une visite au Parlement du Cape. De son propre aveu il n’imaginait pas, au moment où il montait cette exposition, qu’il lui serait donné de la voir dans une Afrique du Sud démocratique et libérée de l’Apartheid. Cette exposition par les œuvres qui la composaient se voulait un témoignage d’artistes, contribution à la lutte contre l’Apartheid. C’est l’illustration de la double nature de l’art : « appel » et « dénonciation », appel à la conversion des cœurs, à « l’ indignation » et à « l’engagement ». Cette conviction est partagée par le danseur chorégraphe Burkinabé, Salia Sanou, qui l’exprime autrement : « Je persiste à penser, dit-il, que danser est un acte social et un acte politique et que plus largement, être un artiste c’est d’abord être à l’écoute de la société. »

Il s’agit donc de redécouvrir notre commune humanité oubliée du fait des traumatismes vécus. Ce qui exige une véritable conversion, un retour sur soi. Hélène Cixous qui s’est intéressée au génocide cambodgien perpétré par les Kmers rouges et qui a consacré des études sur ce drame, nous éclaire sur le travail physique et psychologique indispensable à la reconquête de soi après un traumatisme de cette gravité : « Lorsqu’un pays a terriblement souffert, et par la violence qu’ont exercée sur lui les grandes puissances brutales, et par ses propres cruautés intestines, il a vitalement besoin de refaire connaissance avec lui-même par la mémoire, le récit, la réflexion, la rude vérité. Il a besoin de cultiver ses racines, bien et mal mêlés. » Ces propos qui se rapportent au Cambodge peuvent s’appliquer également à l’Afrique.

 

II

Est-ce la raison pour laquelle les arts se développent en Afrique avec autant de vitalité ? Il suffit de voyager à travers l’Afrique pour se rendre compte de la prodigieuse vitalité artistique du continent. Malgré la crise économique et financière qui a des répercussions en Afrique, les activités artistiques continuent à se développer. Des manifestations culturelles à vocation nationale, régionale ou internationale sont organisées régulièrement depuis plusieurs années : le Festival mondial des arts nègres dont la première édition à eu lieu à Dakar en 1966, a connu sa troisième édition, revenant à Dakar, en 2010, le FESPACO à Ouagadougou au Burkina Faso, la photographie à Bamako, au Mali, la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar, le DAK’ART, qui en 2012 organisera sa 20ème édition, à laquelle le Président de l’AICA Internationale, le professeur Yacouba Konaté, a consacré un ouvrage fort utile. et d’autres manifestations dans le domaine de la Danse, de la Musique programmées dans chaque pays, constituent désormais des événements qui attirent les artistes du continent et d’ailleurs. Ce sont là des occasions de rencontres enrichissantes entre la jeune génération et les aînés, une opportunité pour les jeunes talents de se faire connaître. La circulation de nos artistes ne se limite pas à l’intérieur de l’Afrique, elle s’étend hors d’Afrique malgré les nombreux obstacles qu’ils rencontrent liés à la règlementation draconienne des services de l’immigration. Parce qu’ils ont foi en la création comme acte de témoignage, de résistance, de dénonciation, ils parviennent, pour certains, à participer au rendez-vous internationaux hors d’Afrique. Beaucoup, principalement parmi les chorégraphes, émigrent et s’installent à l’étranger en France ou au Canada. Plusieurs sont des ambassadeurs nommés par les organisations internationales et sillonnent le monde en participant à l’effort de vérité, de justice, de réconciliation, de la paix.

Un événement mérite d’être souligné. En effet, au dernier Synode des Evêques pour l’Afrique, qui a eu lieu en 2009 au Vatican, consacré au thème de la réconciliation, de la justice et de la paix, l’on a pu remarqué parmi les invités du Pape Benoît XVI des artistes africains dont le célèbre artiste Congolais « Papa Wemba ». C’est la religion qui s’associe à l’art pour faire triompher la vérité, la justice, la réconciliation et la paix. Il y a de la noblesse dans l’art quand on ne le limite pas au simple divertissement, au futile. Ce n’est pas hasard si le Pape Benoît XVI, lors de sa dernière visite en France, a donné une conférence sur les arts et la culture, au collège des Bernardins, devant un public d’artistes et d’écrivains, des hommes et des femmes de culture. Les religieux s’aperçoivent en effet qu’ils ont une responsabilité dans l’avenir de la paix dans le monde.».

On aurait pu citer d’autres artistes, le Reggaeman Alpha Blondy. Dans le domaine de la chorégraphie nous constatons un dynamisme qui ne s’explique que par le réseau de manifestations culturelles sur lequel elle s’appuie dont les deux maillons importants sont constitués par les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan Indien, initiées en 2995 par Alphonse Tiérou, un Ivoirien, historien et théoricien de la danse. La création à Dakar dans les années 1975 à la demande de Léopold Sédar SENGHOR, de Mudra Afrique, parrainée par Maurice Béjart et dirigée par la danseuse chorégraphe Germaine Acogny qui a créé à quelques kilomètres de Dakar sa propre école de danse « l’Ecole des Sables », à Toubab Dialaw. Les deux premières éditions des Rencontres chorégraphiques ont eu lieu à Luanda, en Angola, alors en guerre. Elles se voulaient porteuses de messages d’espoir et de paix, un appel aux hommes à vivre non au rythme des canons et des armes, mais au rythme des danses du continent. L’engagement de l’artiste en faveur de la paix demeure, on le voit, quelle que soit la situation vécue.

Il n’ya pas lieu de procéder à une analyse détaillée de chaque œuvre d’artiste et dans tous les genres. Il nous suffit simplement, ici, à cette étape de notre réflexion, de remarquer que la plupart de nos artistes africains de réputation nationale et internationale tiennent à s’imprégner de leurs cultures, à garder de solides racines rythmiques africaines. Leur apport à l’effort de vérité, de justice, de réconciliation et de paix, qui est, me semble-t-il, l’enjeu majeur de ce début du XXIème siècle est à ce prix. La notion d’enracinement a quelque rapport avec la terre. Le déraciné est « privé de sol ». En d’autres termes : « être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ». La formule est de Hannah Arendt que cite Soko Phay- Vakalis dans son article consacré à deux artiste Cambodgiens Vann Nath et Sera. Le danseur et chorégraphe Béninois Koffi Kôkô insiste sur « cet ancrage au sol », il constitue, selon lui, notre manière d’être sur terre qui explique que l’Afrique résiste encore. Nous reviennent comme en écho ces vers de Senghor :

 

« Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile

Ils nous disent les hommes de la mort.

Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent

Vigueur en frappant le sol dur. »

 

Ce rapport au sol, à la terre , donc aux traditions ancestrales, aux cultures, est essentiel. Dans ce rapport il y a plus que de la physique. Il s’agit de faire corps avec la vie. Ce que les artistes d’Afrique apportent et témoignent à travers leurs productions, dans ce monde en crise, c’est le sens de la vie. C’est cette dimension que je voudrai davantage analyser en rentrant dans le détail de l’œuvre d’un artiste Sénégalais, un sculpteur, Ousmane SOW.

 

III

Ancien kinésithérapeute, il est devenu le sculpteur que nous connaissons aujourd’hui, après avoir exercé pendant plusieurs années son métier en France, plus exactement, à Montreuil-Sous-Bois, puis à Paris dans le 20e me.: « J’ai appris l’anatomie, dit-il, non dans le but de faire la sculpture, mais dans celui de soigner le corps humain ». Il fait remarquer, dans le même entretien, que « le corps humain est une architecture » avant de regretter que l’on n’étudie pas l’anatomie aux Beaux-Arts. Son œuvre porte la marque de ses racines africaines que nous rappelle les noms qu’il a donnés à ses créations : NOUBA, MASAI, ZOUOU, PEULH. L’analyse de ses créations, LITTLE BIG HORN qui met en scène les Indiens d’Amérique ou celle intitulée Victor HUGO, finit toujours par révéler le lien avec l’Afrique.

Ce qu’il nous représente dans son œuvre c’est le corps. C’est par là qu’il m’intéresse. Il a une connaissance parfaite de l’anatomie, de la musculature. Il a une sensibilité tactile qu’il a acquise après plusieurs années de pratique de son métier de kinésithérapeute, ce qui a contribué, dira-t-il, à le « décomplexer », à le rendre libre par rapport au corps. Il précise lui-même sa pensée : « le fait d’avoir travaillé sur le corps humain m’a permis la liberté. Je sais jusqu’où aller sans faire un monstre, sans défigurer. Je connais les limites ». En d’autres termes, les personnages qu’il nous présente dans ses créations ne sont pas des monstres. S’ils nous paraissent démesurés, gigantesques, ils ne sont pas difformes ni laids, Il n’y a pas d’erreur dans les proportions, il n’y a pas de désordre. Il faut avoir vu ses œuvres pour se convaincre qu’elles sont le résultat d’un long travail et d’une longue réflexion, une méditation, sur le corps humain. C’est la médecine qui l’a mieux préparé à son métier d’artiste, à la sculpture, « l’art souverain » dont Senghor dira « qu’il est parmi les arts plastiques, l’art le plus typique ».

Ces sculptures nous frappent au premier abord par leur étrangeté. Elles sont, en effet, énormes, monumentales, bien que de taille humaine, imposantes par leur volume, par la force, la puissance qu’elles dégagent. Ces personnages ont besoin d’espace. La vie a toujours besoin d’espace. Je les ai vues, lors de l’exposition sur le Pont des Arts, à Paris. Elles ont été exposées dans plusieurs pays, y compris à Dakar, partout où elles pouvaient être vues et même touchées, où on pouvait en faire le tour, grandeur-nature. Ce qui retient l’attention, c’est l’impression qu’elles nous donnent d’être en dialogue, d’être en mouvement. Pour le percevoir, il faut du recul, une certaine distance. L’artiste le reconnaît lui-même. Commentant l’attitude de l’un de ses personnages, la « femme Peulh » entrain de tresser un autre personnage, il fait observer qu’elle a les mains levées, le regard orienté, elle est ni debout, ni assise, et cependant ses mains travaillent. C’est qu’elle est en mouvement. Le mouvement est encore bien plus visible avec LITTLE BIG HORN, qui met en scène la dernière bataille livrée par les Indiens, tribus Sioux et Cheyennes rassemblées, contre les Américains, dernière bataille, mais victorieuse, gagnée par les Chefs, aux noms mythiques pour ceux de ma promotion, habitués des Westerns, SITTING BULL, CRAZY HORSE, Chief GALL. L’histoire nous apprend, par ailleurs, que les Indiens paieront très cher le massacre des soldats américains commandés alors par le Général CUSTER, qui lui-même sera tué au cours d’un corps à corps, seul combat, semble- t’il, digne de ce nom pour un Sioux. Comment expliquer qu’ils n’aient pas tiré profit de leur victoire ? Ils seront, quatorze ans plus tard, anéantis par l’armée américaine. Est-ce parce qu’ils n’ont pas tenu compte de la mise en garde de leur Chef SITTING BULL qui les avait pourtant prévenus en ces termes : « Tuez-les, mais ne prenez pas leurs fusils, ni leurs chevaux. Ne les dépouillez pas. Si vous fixez vos cœurs sur les biens des Blancs, cela provoquera une invasion de cette nation ». Ils ne l’ont pas écouté : « parce que vous avez pris les dépouilles, leur dira-t-il alors , vous convoiterez désormais les biens de l’homme Blanc, vous serez à sa merci, il vous affamera ». IL y a bien d’autres raisons que celles-là qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer.

Mais revenons à nos personnages, à la création, à la représentation de cette bataille qui fut un véritable carnage le long de la rivière Little Big Horn. Imaginez un véritable champ de bataille. CRAZY HORSE à cheval s’élançant vers un assaillant, ici, à terre, gisant. le Général Custer tué à bout portant, plus loin, un Indien écorchant un soldat, là une scène de scalp, des combats au corps-à corps, ou encore des soldats qui se battent dos à dos, à côté des chevaux morts qui s’empilent les uns sur les autres. Un peu plus loin, vous apercevez au centre, d’autres chefs Indiens, TWO MOON, Chief CALL, SITTING BULL.

Il ne s’agit pas d’une représentation sur toile, semblable à GUERNICA de PICASSO. Ces personnages sont des êtres qui campent dans un espace réel, des êtres, certes sculptés, mais en mouvement, en action. Ils ne sont pas figés. Un soldat, ici, enlève la selle de son cheval blessé, plus loin encore des combattants blessés prennent la fuite. Que dire des traits de ces valeureux guerriers, de leurs regards, de leur énergie, de leur force, leur résistance, leur cris, leurs peurs, de leur angoisse, de leurs souffrances. Les soldats comme leurs chevaux passent par toutes sortes d’émotions. C’est presque comme un film qui se déroule sous nos yeux. La puissance évocatrice de ces sculptures est fascinante. Elles nous paraissent insolites, c’est-à-dire qu’elles nous surprennent, elles sont en rupture avec ce que nous avons l’habitude de voir. Comment de simples mains d’homme peuvent-elles, modelant la matière, la terre, la triturant, la déformant, la transformant pour la dompter, la plier à ce que l’artiste veut exprimer, parviennent-elles à insuffler une telle puissance ? Focillon a fait l’éloge de la main dans La vie des formes. Ousmane SOW fait l’éloge du corps. Et tout en étant hors norme, démesurés par la grosseur des muscles, la profondeur des regards, l’expression des visages, la lourdeur des corps, il se dégage, en même temps, de ces créations,- car NOUBA, MASAI, ZOULOU, PEULH, LITTLE BIG HORN, sont des créations dont chacune se compose de thèmes mettant en scène des personnages, insolites, comme venus d’ailleurs, – une harmonie des formes, une légèreté et une simplicité des gestes, une élégance des postures et attitudes, une sérénité des visages, une gravité aussi qui rassurent. Autant de traits qui, comme un envoûtement, vous aspirent. Vous captivent. Votre esprit s’arrête. Ce qui vous captive c’est l’irruption du corps renouvelé, subitement, sa beauté. L’on ne peut qu’être bouleversé par la puissance de la vérité du réel, la beauté d’évocation, le talent de l’artiste. Le corps une œuvre de beauté, une nouvelle création ! L’émotion qui s’empare alors de notre être nous projette hors de nous-mêmes pour répondre à l’appel au partage, au dialogue qui nous vient de ces créations. Nous atteignons là l’essence poétique de l’œuvre. L’œuvre poétique provoque en soi un choc, au point d’être tiré hors de soi, de s’arracher à soi, d’être jeté dans un rêve ou contraint de descendre au plus profond de soi, à la racine de l’être. Nous sommes prêts à donner à ces sculptures des sentiments humains tant est puissant ce qui s’y exprime d’humain. Ces sculptures bien charnelles, terreuses et majestueuses que nous disent-elles ? Elles « disent la permanence de l’homme, de son corps, de ses désirs et de ses rêves ». Ce qui signifie qu’il y a quelque chose de l’ordre du spirituel qui résonne, qui s’entend. Mais encore faut-il savoir regarder et écouter.

Une de ses critiques nous invite a reconnaître que l’un des caractères singuliers du travail de l’artiste c’est de dire et de dévoiler l’injustice dans une approche toujours renouvelée de l’expression formelle et spatiale, susciter l’émotion des grands textes immémoriaux qui gouvernent l’humanité. La création ZOULOU, par exemple, évoque le grand chef ZOULOU d’Afrique du Sud CHAKA qui a inspiré plusieurs leaders africains. Senghor lui a dédié un poème dont je me permets de vous lire un extrait, le songe de Chaka, qui a quelque rapport avec notre réflexion.

 

«Mon calvaire.

Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de

L’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas

Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves

Dans les fers.

Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille

Tracée par les doubles routes de fers

Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de

Silence

Au travail. Le travail est saint, mais le travail n’est plus

le geste

Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons.

Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les

Manufactures

Et le soir ségrégés dans les kraals de la misère.

Et les peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge

Et ils crèvent de faim.

Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt

Des têtes laineuses

Les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses

Appelant un dieu impossible.

Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ?»

 

Ces sculptures nous parlent, leur forme est parole. Elles parlent à la fois à l’intelligence et à nos sens. Mais l’intelligence ou la raison, devenue orgueilleuse, parce que triomphante, a tendance à vouloir seule chercher à comprendre, en cherchant des proportions, des rapports de grandeur. Elle sera alors toujours déçue, car, ici, tout est beauté, charme, volupté, force et rythme.

C’est par-là que l’œuvre d’Ousmane SOW rejoint, même s’il ne le dit pas aussi nettement, – « l’essentiel, dira-t-il, c’est d’appartenir à une civilisation à une ethnie, à un pays »,- la statuette africaine, l’Art Nègre selon les écrivains et artistes de la Négritude ou l’Art africain expression qui semble avoir aujourd’hui la préférence. On l’a comparé à RODIN, GIACOMETTI, BOURDELLE, MAILLOL, Camille CLAUDEL. Ils nous introduisent dans un monde de significations, de valeurs, un monde éthique. Il y a, en effet, de mon point de vue, une parfaite continuité entre la statuette africaine et les NOUBA, les MASAI, ZOULOU, PEULH, les Indiens et leurs chevaux. Par leurs formes, également insolites, elles révèlent la vie, la force, le mouvement que Senghor appelle le rythme.

Nous ne connaissons pas les auteurs de ces œuvres qui existent dans le musée imaginaire de l’art Nègre, dans les pays du Nord et chez les collectionneurs. Certaines de ces créations manifestement n’ont pu être faites que par des artistes qui possédaient aussi une connaissance, certes empirique, de l’anatomie. La fonction sociale de l’art qui avait aussi sa place dans la médecine traditionnelle exigeait quelques compétences. Certains pensent aussi, c’est le point de vue du théoricien de la danse, Alphonse Tiérou , que ces statuettes africaines révèlent, quand on sait les regarder, qu’elles traduisent un mouvement, qu’elles ne sont pas figées, qu’elles ont des pauses de danseurs. Il y aurait donc une correspondance entre la sculpture et la danse. Sculpture et danse glorifient la vie, qui est mouvement, rythme, plénitude.

Dans un brillant essai sur les rapports de Senghor à la philosophie et à l’art africain, Souleymane Bachir Diagne évoque le texte du Président-Poète « Ce que l’homme noir apporte » dont il résume la pensée : « Découvrir cet apport, en comprenant pleinement ce dont témoignent les formes qu’il sculpte, lorsqu’il est artiste, dans la pierre, le bois, le bronze ou les mots, c’est aller alors à la recherche d’un vrai monde qui existe et non s’en inventer poétiquement un, contrairement à ce que dit Sartre. C’est sur cette voie que Senghor invite à entrer dans un univers tissé de rythmes dont il dit qu’il est ce que découvre la vision de l’artiste africain. » En clair, l’art africain ne se livre à nous que si nous savons regarder, écouter, faire un avec l’objet.

Ousmane SOW dira du corps qu’il est une architecture. La statuette africaine comme les sculptures démesurées, et nous savons en quel sens il faut l’entendre, sont sous-tendues par une métaphysique, une ontologie de la force et du rythme. Elles révèlent une réalité derrière ou sous les apparences physiques visibles. Cette sous-réalité est la réalité même. D’où la spiritualité de l’objet. Nous sommes donc en présence d’un autre monde, d’une autre humanité, autre parce qu’elle est nouvelle pour nous. Nous la découvrons subitement, humanité que nous cherchons à laquelle nous aspirons, et pourtant présente, une vraie humanité, un vrai monde, qui demande pour être vu que l’on fasse appel au cœur, à l’émotion, à l’intuition au sens bergsonien. L’art a ici une fonction d’éveil, de critique. Il nous rappelle qui nous sommes et ce que nous sommes : matière et esprit, une conscience incarnée.

La démarche de l’artiste Sénégalais que j’ai tenté de montrer est un appel à une nouvelle revendication humaniste. Avec l’œuvre d’Ousmane Sow, l’art, la création en Afrique ne s’essouffle pas. Elle nous met en garde contre l’orientation prise par la science moderne, les sciences biomédicales, qui la rend incapable de décrire la réalité humaine d’une manière qui soit à la fois scientifiquement rationnelle et philosophiquement respectueux de l’intégralité de son être. Elle nous met en garde contre l’excessive commercialisation du corps dans le monde d’aujourd’hui, manipulé de mille manières Si nous percevons clairement ce que l’anatomie apporte aux Beaux-arts, à la sculpture, mais peut-être que ce que l’art apporte à la science, sur quoi repose le progrès de notre monde d’aujourd’hui mérite-t-il d’être plus explicite. Qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que le corps humain ? Il n’est pas que matière. Il est plus que cela, langage universel, en tant que reflet de notre âme plongeant ses racines au plus profond de notre culture, de notre propre histoire. L’art parce qu’il est poésie nous touche, parle à notre âme, notre conscience , reflet de la société. C’est à cette question centrale que nous sommes conduits. C’est la même chose que de se demander qu’est-ce que l’homme ?

C’est donc à redécouvrir notre humanité vraie que nous invite l’œuvre des artistes africains. Elles démontrent par leur dynamisme et leur vitalité que l’art en Afrique n’est pas en crise mais qu’il demeure plus que jamais critique : « appel » et « dénonciation ».

 

© Aloyse – Raymond Ndiaye

 

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