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Paul Ardenne

Liberté d’expression du critique d’art et industrie culturelle

 

44th AICA Congress, Asunción, Paraguay, 18.10.11

 

 

 

 

Cette conférence, en premier lieu, veut rendre compte du phénomène de la globalisation artistique, dont les grandes expositions internationales (Documentas, Manifestas, biennales du Nord et du Sud…) sont le vecteur essentiel. Second point abordé : l’homogénéisation culturelle qui découle de l’organisation de ces grandes expositions, dont l’Occident est – sauf très rares exceptions – le maître d’œuvre. L’exposition internationale, on va le voir, peut être en conséquence perçue de deux manières : comme une offre esthétique généreuse recyclant la diversité de formes d’expression plastique d’origines diverses ; comme une entreprise de régulation esthétique, au bénéfice de l’Occident.

Une donnée à préciser d’emblée, avant même de persévérer dans notre propos : les grandes expositions d’art contemporain de niveau international ne sont pas un phénomène récent. Les plus anciennes datent de la fin du 19ème siècle, de concert avec la mise en place de la première des biennales d’art historiques, la biennale de Venise, en 1895. Toutes, aussi, ne sont pas institutionnelles. C’est le cas de l’Armory Show, peu de temps avant la première Guerre mondiale, qui voit des artistes de l’avant-garde française et européenne faire un circuit en Amérique du Nord, une initiative qui doit à différentes sources : mécènes, marchands, les artistes eux-mêmes. Toutes, encore, ne sont pas homogènes, c’est-à-dire ne sont pas portées par le désir de montrer dans sa globalité « l’art en train de se faire » (ce qu’est l’art contemporain au sens strict ), leur intention pouvant consister au contraire à faire valoir un courant esthétique ou une option ouvertement partisane : Dada Messe de Berlin en 1920, contre-exposition à l’Exposition coloniale de 1931 organisée par les surréalistes, exposition surréaliste internationale de Londres en 1938, « Quand les attitudes deviennent forme » de Harald Szeemann à Berne, en 1969, etc.

Ce qui est encore notoire tandis que se développe l’histoire des expositions internationales d’art vivant, c’est l’homogénéisation croissante de ce modèle de médiation grand format. Dans quel sens ? 1, La part prépondérante de la vision institutionnelle occidentale, censée valoir pour l’art mondial tout entier – malgré quelques révisions durant les années 1990, tandis qu’éclôt le multiculturalisme. 2, La restriction de l’offre, tandis que le phénomènes des listes de type « Top Fifty » s’intensifie. 3, La concentration accrue des grandes manifestations artistiques internationales dites « consacrantes » (avec sa conséquence inévitable, l’homogénéisation de l’offre, qui suit de près sa concentration), grandes manifestations que l’on peut hiérarchiser comme suit, en matière d’art contemporain : Documenta de Kassel, en Allemagne, créée en 1955 sous les auspices des forces d’occupation américaines, une manifestation qui a lieu tous les quatre, puis tous les cinq ans ; grandes biennales d’art contemporain de calibre continental ; manifestations spécifiques, mettant l’accent sur la création plastique nationale (art indonésien, art chypriote, art slovène…) ou envisageant celle-ci en fonction de grandes aires géographiques (art asiatique, art africain, sud-américain, etc.).

Le meilleur exemple permettant de comprendre comment se structure le pouvoir consacrant des grandes expositions d’art internationales est fourni par les biennales d’art contemporain, qui ont véritablement essaimé depuis vingt-cinq ans. C’est d’abord à partir de l’exemple des biennales que je développerai mon propos, dans cette optique : signifier comment la médiation de l’art vivant, phénomène d’essence culturelle, s’avère inséparable d’une volonté politique évidente faisant de l’art, plus qu’une simple production esthétique, un agent efficace des relations internationales.

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Au nombre d’une cinquantaine aujourd’hui, les biennales d’art contemporain forment un des pôles d’attraction aujourd’hui bien établi du tourisme géoculturel. Tantôt vitrines de l’art local, tantôt relais des tendances globales, leur développement accompagne celui de la mondialisation. Si quelques biennales optent pour la résistance régionaliste, d’autres, toujours plus nombreuses et stéréotypées, travaillent en revanche à homogénéiser styles, conceptions esthétiques et regard critique. Les biennales, simples produits d’une culture industrialisée ? Le vecteur clé, plutôt, d’une normalisation en cours, d’esprit « cross-culturaliste », de la création artistique internationale.

Une biennale d’art, de quoi parle-t-on ? Autant dire un salon au contenu aligné sur l’offre du présent, où l’on présente « de l’art » pour le mettre en valeur. Une exposition flexible, donc, échappant à la sclérose. Cette capacité d’adaptation de la biennale d’art explique en large part le succès du genre, depuis la création, pionnière, des biennales de Venise (30 avril 1895) et du Whitney Museum de New York (1932). Années cinquante : une création (São Paulo) ; années 1960-1980 : dix (dont La Havane et Sydney) ; depuis 1990 : une trentaine au moins, sur tous les continents – jusqu’à la Biennale d’art polaire d’Ushuaia, en 2007, aux portes de l’Antarctique…

Plate-forme de visibilité, une biennale d’art est, comme telle, un outil de légitimation. La mise en valeur peut y favoriser l’art local : ainsi des biennales « nationales » du Whitney Museum à New York, pour l’art américain, et « régionales », de Dakar, Le Caire, Buenos Aires, Lima, Sharjah (Émirats Arabes Unis) et de la zone Caraïbe. Ou y valoriser l’activité artistique d’une aire géographique élargie, parfois au nom de revendications tiers-mondistes : biennale « civilisationnelle » de La Havane. Ou l’art international, sans cadre géographique autre que planétaire, une tendance aujourd’hui dominante.

Une autre caractéristique des biennales est leur irrépressible tendance à l’expansion : toujours plus d’œuvres, d’artistes, de sélectionneurs. La première biennale de Prague (juin 2003), plastronne la publicité, « s’annonce cette année comme l’événement majeur du monde de l’art, avec vingt curators internationaux et environ deux-cents artistes originaires du monde entier ». Toujours plus, aussi, de lieux d’exposition. En 2002, la biennale du Whitney Museum s’offre une section en plein air. La biennale de Lyon, à sa création, se déploie sur un site ; cinq éditions ans plus tard, sur cinq. La Havane comme Istanbul s’atomisent dans des bâtiments classés du patrimoine local, cadre touristique s’il en est… Noble désir d’amélioration de l’offre visuelle que ce maximalisme ? Classique stratégie d’épate, plutôt, développée dans ce but : asseoir la crédibilité et ajouter à la valeur déjà ajoutée de la biennale.

Venise, la plus ancienne des biennales, fournit le modèle achevé d’une telle mutation, jusqu’à l’hyperpuissance symbolique. Au départ, des pavillons nationaux, que financent des États désireux d’une représentation en territoire vénète. Second temps, un élargissement de l’exposition au profit d’expressions artistiques se moulant mal dans les pavillons nationaux : les sections aperto, à compter des années 1980. Troisième temps, l’option attrape-tout : la grande exposition thématique ritualisée qui scande bientôt chaque édition, les innombrables propositions in-off, off-in et off-off surajoutées pour finir aux sélections nationales.

Ce dispositif d’ensemble a cette triple raison d’être : faire tenir à la biennale le rôle de baromètre des styles ; lui permettre de légitimiser artistes ou courants en vogue ; last but not least, se légitimiser elle-même.

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L’utilité des biennales, ceci posé, ne fait pas de doute. Leur multiplication, plus que la mégalomanie ou le caprice, signale de la part des États concernés — en général excentrés — une volonté d’intégration, dans ce double dessein : affirmation de soi et représentativité internationale.

Sortir d’un contexte isolé ou répulsif, dans une perspective de désenclavement : cette démarche, trois ou deux décennies plus tôt, fut celle de La Havane, de Sydney ou de Pusan. Elle est dans la foulée celle de Berlin comme de Cetinie, de Vilnius comme de Fortaleza (Brésil) ou Iassi (Roumanie). Avec, pour Iassi et Fortaleza, et comme souvent autre part, cette nuance signifiante : les organisateurs, pour susciter l’intérêt de la communauté artistique, y font appel à un curator étranger, d’origine occidental. Au registre de la méthode, on tend en effet à « internationaliser », comme le montrent la plupart des biennales duites « Noccident » : une sélection locale plus des artistes occidentaux reconnus.

Au registre des projets singuliers – et « politiques », incontestablement – on citera Manifesta, biennale itinérante dont l’objectif, depuis 1996 (première édition à Rotterdam) est de rendre compte de la création européenne dans toute son étendue, ouest et est cumulés. Rien d’original à ce choix de la supranationalité, certes, reprise du modèle des biennales « civilisationnelles », attachées à une aire de culture élargie mais homogène. Si Manifesta revêt un intérêt propre, toutefois, il réside au moment de sa fondation dans son souci de briser la logique culturelle des blocs alors encore sensible, en prospectant d’ab ord de l’autre côté de l’ex-rideau de fer, puis de façon élargie en Europe et jusqu’en Afrique du nord, comme vient d’en témoigner la récente édition espagnole de Manifesta, à Murcie et Carthagène, qui s’ouvrait à la création plastique de l’Afrique du nord.

Cette stratégie du maximum de visibilité possible est évidemment légitime : la survie des biennales en dépend. Le maximalisme signalé plus avant, les effets d’annonce (publicité intensive), le souci, aussi, du prestige (sollicitation de commissaires reconnus et de journalistes ciblés) acquièrent ici presque autant d’importance que le contenu proprement dit. En fait, la quête de l’optimum de représentativité n’est pas sans engendrer ce travers dérangeant : le principe tactique du Esse est percipi, du « être c’est être perçu ». Les biennales, du coup, y perdent, devenant moins intéressantes, non d’ailleurs d’être plus nombreuses mais d’être moins prospectives, et plus convenues – à un point parfois inquiétant et consensuel : en font foi les dernières biennales du Whitney Museum of American Art, d’une sagesse troublante, où l’on peinera à trouvera des images de sexe, de violence ou de provocation. Leçon à retenir : ouverture internationale égale normalisation, les biennales devenant un circuit d’exposition complémentaire des artistes internationaux et leurs mentors, tandis que la position prospective ou à la marge des débuts s’est dissoute.

L’habitué des biennales le constate sans peine, tandis qu’il passe d’un continent à l’autre à un rythme toujours plus rapide : à côté de quelques artistes inconnus, une biennale présente souvent les mêmes noms, qu’il s’agisse des artistes ou, tout autant, de leurs sélectionneurs, des « super-animateurs » culturels intégrés, cooptés et souvent solidaires les uns des autres. La critique qui est faite à ces derniers est la suivante : soucieux de montrer la diversité, l’hybridité et le métissage, bref, la qualité et le destin « cross-culturaliste » de la création artistique contemporaine, ces activistes — pour certains d’entre eux acquis aux thèses anti-impérialistes ou autonomistes de Toni Negri, Hohmi Bhabha, Hakim Bey ou Édouard Glissant… — ne feraient en réalité que renforcer la puissance de l’« Empire » en termes de sélection, donc de contrôle. Bref, autant d’agents néo-coloniaux de la mise au pas occidentale du monde, subtils récupérateurs de la Périphérie aux fins d’asseoir le pouvoir du Centre.

La culture et, en elle, les biennales comme continuation de la politique par d’autres moyens ? Cela ne fait pas de doute.

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Ceci énoncé, il convient d’éviter d’être abstraits, et de faire sa part au personnel, aux personnes qui font que la situation a pu évoluer de la sorte, dans le sens de l’homogénéisation culturelle et de la normalisation. C’est là qu’il convient d’évoquer les « commissaires », les « curateurs » en art contemporain, devenus les figures-clés du système.

Toujours plus de biennales, de musées, de centres d’art, d’événements consacrés à la création vivante en arts plastiques : mathématiquement et sans surprise, en besoin de personnel qualifié, cela veut dire plus de commissaires d’exposition. La création en arts plastiques enregistrant dans le même temps une poussée vertigineuse, il y avait fort à parier que le « commissaire » – le curator des Anglo-saxons – devînt de concert une figure incontournable, sommitale, du milieu de l’art vivant. Une création profuse et hétérogène, voilà en effet qui impose un minimum d’ordre, que des sélections soient faites, des thématiques répertoriées. Le règne des commissaires, prévisible, pouvait advenir. Il advint.

Nulle déception dans le constat de cet avènement. En matière de conception d’expositions, le commissariat est et demeure une nécessité. Exposer « en vrac », n’importe comment, sans structurer a minima le propos artistique, c’est risquer de faire prendre ce vrac pour la nature même de l’art vivant – funeste erreur d’appréciation, en l’occurrence. Où y a-t-il risque, cependant ? En cas de « dérapage » de la fonction commissariale. Lorsque cette dernière, dépassant le mouvement de l’art, en vient à constituer généalogies ou configurations douteuses au nom de positions qui ne sont pas d’abord redevables de la réalité de l’art vivant mais celles de commissaires partiaux. Médiatiser est un bien. Médiatiser à des fins intellectuellement invertébrées, partisanes ou par trop personnalisées est en revanche sujet à contestation.

La croissance, en nombre comme en importance, des commissaires en art contemporain est logique. L’industrie culturelle, à l’instar des univers de la marchandise et de la communication, s’est « globalisée », comme on vient de le voir avec l’exemple des biennales d’art contemporain. L’espace consacré aux expositions, par voie de conséquence, s’étend, en se ramifiant. Le nombre accru d’artistes rendus « visibles », celui, dans son sillage, des « tendances » impliquent organiquement la contribution des commissaires.

Monde complexe, réalité complexe, création en arts plastiques se voulant le décalque de cette complexité : rien ne s’avère plus délicat que conjuguer à son rythme, frénétique, l’art tel qu’il se fait au jour le jour et en tout lieu. Le « curateur », pour ce faire, est le plus qualifié des experts. Spécialiste en art contemporain, familier des biennales d’art et des manifestations « thermomètre » (Documenta de Kassel, biennale de Venise, biennale itinérante européenne Manifesta, notamment), il incarne la figure idéale en terme de Think tanking esthétique. Le plus souvent, il se recrutera dans l’institution elle-même : tel(le) directeur(-trice) d’un centre d’art, sans surprise, y conçoit les expositions qu’il(elle) programme. La fonction de commissaire a aussi ses « indépendants », toujours plus nombreux ces deux dernières décennies. Ces personnalités freelance, autant que faire se peut, vivent du métier d’exposer, après soumission de leurs projets d’exposition aux structures à même de les développer. Gage de leur crédibilité, elles font valoir leur formation, aujourd’hui académiquement formalisée. Fin du règne des autodidactes qui avait dominé les années 1980. Sorti de lieux d’études curatoriales réputés tels que le Royal College de Londres, les Bard College Upstate et Whitney Program de New York ou le Wattis CCA de San Francisco, le « curateur » des années 2000 peut encore se prévaloir d’une affiliation à l’IKT, association internationale actuellement basée au Luxembourg et qui fédère quelques dizaines de commissaires en art contemporain cooptés en fonction de leur parcours, le plus souvent brillant. Autant de compétences et de références, entre connaissance de l’art, de son « système » et de son économie matérielle comme symbolique, promptes à asseoir la légitimité de la fonction.

Les années 1950-1960 avaient consacré le modèle du commissaire conceptuel, dans la lignée du XIXe siècle et des débuts du XXe siècle. Pierre Restany, Harald Szeemann, Germano Celant en sont les ultimes archétypes : autour d’eux et par eux se voient réunis des artistes que lient un fil rouge créatif, une même sensibilité poétique et esthétique, qu’ils élaborent et raffinent intellectuellement.

Les années 1970, en droite ligne, créent le commissaire partenaire. Parfois bien installé dans l’institution artistique, souvent directeur d’un musée ou d’une structure d’exposition influente, celui-ci soutient avec énergie la création vivante : Rudi Fuchs, Eddy de Wilde, Jan Hoet, Jean-Louis Froment… La théorisation n’est pas le fort du commissaire partenaire. Lui importe en premier lieu une relation d’exception, solidaire et fraternelle, avec l’artiste. La génération « partenaire », chez les créateurs qui furent ses contemporains, conserve un fort capital de sympathie – pour eux, elle s’est battue sans relâche, malgré les coups reçus, dans un but respectable : faire « entrer » au musée une création souvent dissidente jusqu’alors exclue de cette structure de prestige et de reconnaissance.

Marquant une continuité qui est aussi une rupture, les années 1980 et 1990 intronisent dans la foulée un nouveau type de curateur – appelons-le, faute d’un autre terme synthétique, le « Cultural Industry Curator ». Celui-ci devient de plus en plus influent avec le renforcement de l’industrie culturelle, tandis que cette dernière, sur fond de « mondialisation », étend son réseau de manière universelle (biennales en augmentation, musées d’art contemporain toujours plus nombreux en zone occidentale ainsi qu’en « Noccident »). Le « Cultural Industry Curator » se définit tant par ses compétences en art que par son potentiel de communicant. Jamais désintéressé, il se met au service de l’art vivant sous condition d’en retirer un prestige propre. Spécialiste des listes, des palmarès et des regroupements artistiques de circonstance, cet animateur utilise la création artistique à son profit comme un bras de levier carriériste. Une de ses excroissances monstrueuses est représentée par le « curateur artiste ». Celui-là, sans hésitation, se présente au monde de l’art moins comme un commissaire artistique que comme un sur-artiste élaborant une esthétique personnelle en détournant à son profit la création d’artistes instrumentalisés (un reproche fait déjà, pour la première fois, par Daniel Buren à Harald Szeemann, en 1972, lors de la Documenta V). Spécialiste de l’exposition collective à fort penchant égotiste, il se proclamera diversement « auteur d’expositions » ou « commis d’artistes », manière détournée de ne pas décliner sa véritable nature – celle avant tout d’un individu narcissique. Collins & Milazzo, qui officient à New York à la fin des années 1980, sont les pionniers du genre, celui de l’autopromotion et du buzzing. Leur manière fera école. Revendiquant une « vision » de l’art, le « curateur artiste » réalise des expositions collectives aux intitulés en général mal cernables qui équivalent à une appropriation aussi singularisée qu’arbitraire. Son expression commissariale, qui s’appuie sur un réseau médiatique constitué et hautement sollicité, n’entend pas moins valoir comme prescription. De cette inflexion résultera, outre celle de « starlettes » en nombre, l’apparition d’une génération de curateurs « stars », triomphante autour de 2000 (Viktor Misiano, Rosa Martinez, Okwui Enwezor, Catherine David) mais qui, parce que trop sollicitée, se discrédite rapidement par le caractère médiocre de ses propositions, plus bâclées que pertinentes (Francesco Bonami, Daniel Birnbaum).

Triste devenir que celui-ci ? Oui, si l’on considère que le « curating », dans certains cas demeurés fameux, peut devenir un genre artistique à part entière. Lors de l’édition 2007 de la Biennale de Lyon, chaque artiste dont on expose le travail a l’obligation d’être représenté – chaperonné – par un commissaire, le tout sous la férule de deux commissaires-chefs. Le résultat est risible : il y a là, dans l’exposition, plus de commissaires que d’artistes… Et que dire de la dernière édition de Manifesta, à Murcia et Albacète (automne 2010), où un pléthorique « board » commissarial impose aux artistes invités, en amont de l’exposition, un plan de travail minutieux – ceci, au point de susciter à Murcia même une contre-exposition contestataire d’artistes… Le détail des faits ? Après sélection des artistes participants par trois cellules curatoriales improvisées, les curateurs réunis pour « Manifesta 8 » se donnent pour mission de concevoir ensemble un projet. Chaque cellule au travail (ACAF – Alexandria Contemporary Art Forum [Égypte-Etats-Unis], CPS – Chamber of Public Secrets [Italie, Moyen-Orient, Scandinavie, Royaume-Uni] et tranzit.org [Autriche, République tchèque, Hongrie, Slovaquie]), aux artistes retenus, propose ensuite plate-forme de travail et cadre de réflexion et d’action avec pour objectif des productions spécifiques. Tranzit.org, de la sorte, intime aux artistes de concevoir un musée temporaire collectif né d’une réflexion en commun sur ce que pourrait être aujourd’hui l’exposition, aux règles fixées par une Constitution for Temporary Display (« Constitution pour une exposition temporaire »). ACAF incite les artistes à décliner, sur le modèle de l’expression parlementaire, leur point de vue sur l’art et sur l’exposition, ou à faire revivre l’esprit « multi-culti » de l’éphémère MoCHA (Museum of Contemporary Hispanic Art) de New-York, ouvert de 1985 à 1990…, entre autres programmations impératives. N’en jetez plus ! Pour l’artiste embedded, enrôlé sur cette galère commissariale à son corps défendant, difficile de développer son projet personnel. Cadre dirigiste à l’excès.

Ce type de dérive n’est pas mineur, se serait-il banalisé à ce point, au tournant des années 2010, qu’on le considère dorénavant légitime (principe des « cartes blanches » données à tel ou tel curateur). Ce qu’en pensent les artistes ? Contester, les choses étant ce qu’elles sont (comprendre, institutionnalisées), revient d’office à s’exclure, à rejoindre la longue cohorte minée des mis-sur-la-touche. Dieu merci, toute société constituée, par souci de contrepoids et de contre-pouvoir, produit ses marginaux, rejetés ou conspirateurs. Et toute réalité en crise, sa reprise en mains volontariste par des individus autonomes, à l’action correctrice. Faut-il y insister ?, le monde des curateurs, en dépit de son apparente nature nomenklaturiste, se révèle tout sauf homogène. Il convient ainsi d’y louer, séditieuses mais constructives, les initiatives commissariales alternatives, nombreuses à partir des années 1980. Celles-ci vont mettre l’accent sur divers aspects de la création artistique n’intéressant guère ou pas prioritairement structures institutionnelles et affidés de ces dernières. Nombre d’expositions montées dans les artists run spaces, dans des espaces d’art ou des musées non institutionnels souvent sans grands moyens matériels se consacreront ainsi à point nommé à la valorisation des cultures « Noccident » ou à celle des minorités, politiques comme sexuelles. Une compensation opportune.

Cette action compensatoire, qui a laissé trop peu de traces dans l’histoire de l’art (moins, en tout état de cause que les productions de l’officialité, toujours « historicisées » par la publication d’un catalogue servant de mémoire et d’archive), est exemplaire. Esprit d’ouverture, accroissement de la visibilité artistique, celle en particulier des exclus du système de l’art… Les curateurs, pour l’occasion, prennent le relais des artistes revendicatifs en conflit avec les institutions (les Guerrilla Girls on Tour, par exemple). Le territoire de l’art en sort élargi, le serait-il selon des voies dissidentes. Autre conséquence bénéfique : lorsqu’il passe dans le champ institutionnel, le personnel activiste formé à l’école de la résistance y répercute tout ou partie de ses positions. Nombre d’expositions organisées dans les années 2000, à rebours de l’esprit narcissique des années 1990, se consacreront de la sorte aux grandes questions et aux débats d’idées qui agitent le monde plutôt qu’à valoriser les options nombrilistes de curateurs au point de vue autocentré. Qu’on pense ici aux expositions collectives ayant traité ces dernières années de l’art dans son rapport à la question homosexuelle (In a Different Light ou The Eight Square, à San Francisco et Cologne), des dérèglements psychiques contemporains (Niet Normaal, Amsterdam) ou de l’écologie (Moral Imagination, Museum Moisbroch, Leverkusen), entre autres sujets de premier plan et d’actualité. Retour en force de la proposition thématique, qui cible une problématique, contre la proposition personnalisée, qui la noie au bénéfice de la posture d’orgueil, vaniteuse au possible.

Parallèlement à un star system curatorial aux pratiques souvent contestables, il existe donc bien des commissaires moins suspects d’ambition personnelle. Une catégorie trop peu représentée, sans nul doute, où l’on trouvera néanmoins les « fourmis », au rôle essentiel : celles et ceux qui s’affairent d’abord pour mettre en vue la création au nom de ce qu’elle est, et ce, sans contraindre jamais l’artiste aux impératifs de leur carrière, du buzz mondain et du spectacle.

Un tel exemple d’action curatoriale positive est illustré par l’expérience inédite de la « Biennale de l’Urgence », création, en 2005, d’Évelyne Jouanno, curatrice basée alors à Paris (dans un premier temps avec l’artiste Jota Castro). La « Emergency Biennale », qui honore le combat démocratique, vise au départ deux objectifs : d’une part, faire pièce à la nouvelle Biennale de Moscou, dont les autorités russes se servent comme d’un paravent culturel garant d’une image d’ouverture quelque peu discutable ; d’autre part, mobiliser un maximum d’artistes pour la Tchétchénie alors en butte au rouleau compresseur russe. Problème intense : comment exposer à Grozny ? Jouanno, dans la lignée de Calder (son cirque) et de Duchamp (sa Boîte en valise) retient le principe fort pratique de la valise. Elle sollicite nombre d’artistes qui vont créer gracieusement pour la « Emergency Biennale » des œuvres de petite taille facilement déplaçables et aisées à exposer avec peu de moyens. La valise, en cinq ans, fera le tour du monde (Grozny, Bruxelles, Bolzano, Milan, Riga, Tallinn, Vancouver…), chacune de ses étapes fournissant l’occasion de multiples ateliers ou débats, et sur la question politique de la Tchétchénie et de son sort, et sur celle de l’exposition artistique solidaire et engagée à l’heure de la mondialisation. Évelyne Jouanno : « J’ai imaginé une nouvelle forme d’exposition : susciter le soutien d’artistes solidaires faisant le don d’une œuvre pouvant loger dans une valise qui pourrait voyager jusqu’à Grozny. Un projet véritablement international, auquel ont répondu favorablement, d’emblée, une soixantaine d’artistes de toutes nationalités. La première présentation publique de la Emergency Biennale a eu lieu conjointement au Palais de Tokyo, à Paris, ainsi qu’à Grozny, en 2005, en plus du recours à l’Internet, au moyen d’un site diffusant de l’information. En Tchétchénie même, les œuvres ont été montrées dans un véritable contexte de guerre, avec un certain impact, même si l’art contemporain n’est pas toujours facile à s’approprier culturellement. Rien à voir en tout cas avec une exposition classique. Là, on colle vraiment à la réalité, on ne peut rien planifier à l’avance (…) Cela permet d’ouvrir une brèche dans le mur, d’un côté comme de l’autre. De témoigner, aussi, sur les atrocités qui se commettent là-bas, tout en stigmatisant l’attitude des Occidentaux, plutôt portés à ménager la Russie pour des raisons d’intérêt économique. »

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Et l’artiste, dans tout cela, demandera-t-on en toute légitimité ? Car l’artiste, en principe, est libre, il n’a que faire de toutes ces combinaisons, de toutes ces tactiques.

Concernant l’artiste, le premier constat à faire est que tous les plasticiens, de part le monde, ne sont pas représentés par l’offre internationale : trop d’artistes, si l’on peut dire, par rapport au nombre de places qui donnent de la visibilité. Si la plupart des artistes acceptent cette réalité (quoi faire d’autre ?), certains, a contrario, vont tendre à faire évoluer leur travail artistique de manière à le rendre plus facilement intégrable par les biennales ou les centres d’art de haut rang et ce, en s’acoquinant avec ces acteurs essentiels qu’on a dit être les commissaires, les curateurs. Il en résulte en tendance un art officiel d’un nouveau genre, international, transculturel, codifié, dont il s’agit à présent de dire quelques mots.

L’artiste contemporain, comme ses prédécesseurs, demeure assujetti aux circonstances dans lesquelles il crée. Il ne saurait en être autrement. Tout un « système de l’art » avec ses acteurs, galeries, musées, critique, avec aussi ses lubies esthétiques, sa propre gestion du goût public, ne gravite-t-il pas autour de lui, l’accompagnant parfois dans son travail ? Il y a problème, ici, lorsque l’artiste, à l’égard du « système » qui gravite autour de lui, va faire preuve de faiblesse. Faiblesse compréhensible, avérée chaque fois que ce dernier, pour soutenir sa carrière, en arrive à souscrire à ces fort déterministes comportements-type que sont le suivisme, l’entrisme, la collusion avec la critique ou l’institution…

Autant que la création en soi, en vient en somme à importer, dans certains cas, le ballet réglé des différents acteurs du « système de l’art », l’artiste certes mais encore, avec lui et autant que lui, le critique d’art, le marchand, le collectionneur, le responsable institutionnel tous plus ou moins liés à l’artiste par fonction. Les effets d’un tel ballet entre ces différents acteurs peuvent s’avérer « structurants ». Dit autrement, l’artiste doit affornter dans cette partie l’équivalent d’un Wargame où s’activent autant de « non-dupes » dont le jeu tactique fait de l’« art », plutôt qu’un univers de formes nés d’expressions singulières, un jeu de rôles déterministe où le pouvoir, se devant censément de revenir à l’artiste, ne lui échoit pas forcément. L’artiste, alors, peut faire ce choix, carriériste : s’humilier devant le système de l’art et créer dans son ombre, en esclave. Dans ce cas malheureux, on l’aura compris, l’artiste cesse d’être ce qu’il devrait être instamment, l’incarnation de sa propre institution.

L’existence d’un système artistique tout-puissant (les « trois M », « Musée, Marché, Milieu »), sans nul doute, n’est pas sans engendrer de multiples effets pervers, avec le soutien des cyniques, des aigris et des technocrates. Nier ces effets serait malhonnête : ils existent, ils se révèlent même parfois déterminants, au point de fausser le paysage de l’art. Le plus éclatant de ces effets pervers est l’incitation à produire cet art officiel déjà évoqué plus avant dans cette conférence, conforme à l’attente des acteurs institutionnels. Médusés par la puissance instituée, quelques artistes tacticiens ne vont pas manquer de concevoir leurs œuvres en fonction des attentes de cette dernière, un assujettissement qui en dit long sur leur conception du lieu où siége le pouvoir artistique, lieu dont eux-mêmes s’auto-excluent. Lors de l’édition 2005 de la biennale d’art contemporain d’Istanbul, Jakup Ferri, jeune artiste originaire des Balkans, présente ainsi une série de vidéos toutes basées sur le même thème : sa réussite artistique. On y voit l’artiste, seul ou en famille devant la caméra, s’adresser aux commissaires de la biennale et leur demander d’être compréhensifs et bons avec lui, et de l’aider dans sa carrière : « Maybe some day I’ll be choosen by some curator or by any other important person », dit Ferri. Dans ce même esprit de sujétion de l’artiste à ses maîtres présumés, Tanja Ostojic enfonce le clou, jusqu’à l’obscène et l’exhibitionnisme, dans son cas. Lors du vernissage de la biennale d’art de Venise 2001, cette artiste serbe s’applique avec méthode à apparaître le plus souvent possible aux côtés du directeur artisitique de cette dernière, Harald Szeemann. Toujours vêtue avec classe, souriant constamment, Ostojic donne le change au point que certains peuvent alors la croire la maîtresse attitrée du célèbre curator suisse. Intitulée I’ll be Your Angel, cette performance vaut à Ostojic une célébrité immédiate. La même Tanja Ostojic, à Rome cette fois, quinze jours plus tard, se distinguera de nouveau par une invitation équivoque lancée au commissaire d’une exposition qui débute dans la Ville éternelle : un dîner aux chandelles en tête à tête, le soir du vernissage et sur le lieu même de celui-ci, avant un bain relaxant pris en commun dans un jacuzzi installé pour l’occasion dans l’espace d’exposition (Be My Guest). Le commissaire acceptera le dîner mais déclinera le bain, où se glissera un de ses collègues, le critique d’art Ludovico Pratesi, ainsi qu’un technicien, après que l’artiste, plongeant dans la baignoire entièrement dévêtue, a commencé à se masturber…

Ce genre d’œuvres relève d’une poétique indéniablement victimaire. L’artiste, avec éclat, y signifie jusqu’à l’« esthétiser » sa propre aliénation. Seraient-elles à considérer au second degré, comment nier que de telles « créations » ne marquent au fer une dépendance au système, plus en tout cas que l’indépendance à son égard ?

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Au terme de cette conférence, on conçoit bien mieux, je l’espère, combien la légitimation de l’art vivant est aujourd’hui, plus que jamais, un mécanisme complexe mais aussi, pour l’artiste proprement dit, souvent désespérant. L’artiste, en effet, se retrouve au croisement d’un faisceau de tensions et de quêtes pour le pouvoir qui peut en venir, pour lui, à l’obligation de choisir son camp. Quel camp ? Celui de la liberté, qui peut impliquer la solitude et l’abandon, ou celui de la sujétion, qui peut quant à lui scandaleusement impliquer l’élection institutionnelle.

Ce constat est paradoxal, cruel, et injuste. Il est en vérité à la mesure de l’iniquité globale qui s’est emparée plus largement, à ce jour, de la conduite des affaires humaines.

Je vous remercie.

 

© Paul Ardenne

 

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